Verdict 2025 sur la théorie triunique de MacLean
La théorie du « cerveau triunique » de Paul MacLean – qui postulait un empilement évolutif de trois cerveaux (reptilien, limbique, néocortical) fonctionnant quasi-indépendamment – est largement invalidée par les connaissances actuelles[1][2]. Les neurosciences contemporaines considèrent ce modèle trop simpliste et factuellement inexact. Des analyses comparatives du cerveau à travers les espèces montrent que le cerveau humain n’est pas une superposition de modules ancestraux inchangés, mais une organisation intégrée de structures interconnectées dont les proportions et fonctions ont évolué en mosaïque plutôt qu’en couches linéaires[3][4]. De plus, la séparation nette entre « cerveau émotionnel » et « cerveau rationnel » qu’implique ce modèle est réfutée : les circuits de la cognition et de l’émotion sont intimement intriqués au sein de réseaux cérébraux distribués[1][5]. En 2025, le verdict scientifique est donc sans appel : le modèle triunique n’a plus de validité explicative en neurosciences, hormis comme repère historique ayant stimulé la recherche ultérieure[2][6]. Les neuroscientifiques lui opposent désormais une vision en termes de réseaux cérébraux dynamiques interconnectés, seuls à même d’expliquer la complexité des fonctions mentales humaines[7][8].
Limites et faiblesses du modèle triunique (MacLean)
- Évolution en “couches” non corroborée : Contrairement à l’hypothèse de MacLean, le cerveau ne s’est pas développé par ajouts successifs de nouvelles structures venant coiffer les anciennes sans les modifier[3]. Tous les vertébrés partagent un plan cérébral commun (tronc, système limbique, cortex), avec des différences de proportion et de spécialisation plutôt que des structures entièrement nouvelles apparues ex nihilo[9][4]. L’idée d’un cerveau mammalien venu simplement “se poser sur” un cerveau reptilien est donc évolutionnairement infondée[3][4].
- Indépendance fonctionnelle illusoire : Le postulat de trois « cerveaux » fonctionnant de manière autonome (instinctuel vs. émotionnel vs. rationnel) est démenti par les données. Aucune structure cérébrale n’opère en vase clos : même lors de réactions émotionnelles intenses, on observe l’activation conjointe de l’amygdale et du cortex (préfrontal, cingulaire…) ainsi que du tronc cérébral[10]. Inversement, les fonctions cognitives dites « supérieures » engagent aussi des régions dites primitives. Par exemple, le cortex cingulaire intègre à la fois la douleur/émotion négative et le contrôle cognitif[5]. Le cerveau est un système intégré où les régions dialoguent en permanence, invalidant l’idée de modules triuniques étanches[10][5].
- Notion floue de “système limbique” : Le modèle triunique popularisa le concept de cerveau limbique (mammalien) censé régir les émotions. Or, ce regroupement anatomique est aujourd’hui remis en question[11]. MacLean n’avait pas défini de critère strict pour inclure tel ou tel élément dans le « système limbique », conduisant à une liste disparate (hippocampe, amygdale, septum, etc.)[12]. Surtout, on sait que certaines régions classées limbiques ont des fonctions principalement cognitives – exemple: l’hippocampe, inclus dans le limbique, est avant tout impliqué dans la mémoire et la navigation spatiale plutôt que dans l’émotion pure[13]. De même, l’amygdale (souvent dite “émotionnelle”) intervient dans la perception de stimuli saillants et la formation des souvenirs en lien avec l’hippocampe et le cortex préfrontal[5]. Faute de correspondre à une réalité fonctionnelle unifiée, le terme « système limbique » est de moins en moins utilisé par les neuroscientifiques contemporains[11].
- Opposition raison/émotion dépassée : Le schéma triunique entérinait l’idée d’un cerveau rationnel cortical inhibant au besoin un cerveau émotionnel sous-cortical. Cette vision dualiste est jugée caricaturale : les travaux en imagerie et neuropsychologie indiquent que les émotions et la cognition partagent des circuits communs et se modulent mutuellement[1][5]. Par exemple, la régulation cognitive des émotions (via le cortex préfrontal) s’appuie sur l’évaluation émotionnelle initiale effectuée par l’amygdale, plutôt que de s’y opposer frontalement[14]. Réciproquement, des processus comme la prise de décision mobilisent simultanément des composantes émotionnelles (valence affective des options) et rationnelles (analyse coût/bénéfice) dans un même réseau distribué[14]. En somme, penser et ressentir sont indissociables au niveau cérébral, invalidant la métaphore populaire du « cerveau reptilien impulsif vs. cerveau humain raisonnable »[1][14].
- Simplification comportementale trompeuse : La popularité de la théorie triunique tenait aussi à un récit séduisant : nos comportements “primitifs” proviendraient du reptilien, les émotions du limbique, la raison du néocortex[15]. Or, la réalité comportementale est bien plus nuancée. Des comportements automatiques autrefois dits “archaïques” (p.ex. routines motrices) résultent en fait d’un apprentissage cortico-sous-cortical adaptatif partagé par de nombreuses espèces évoluées[16]. Loin d’être un vestige dépassé, l’automatisation via les ganglions de la base est un avantage évolutif optimisant l’efficacité comportementale, apparu parallèlement chez différents vertébrés (et pas uniquement chez les reptiles)[16]. Enfin, l’idée d’une hiérarchie de cerveaux où l’un serait “supérieur” aux autres est scientifiquement sans fondement : par exemple, le petit cerveau d’un oiseau est dépourvu de néocortex laminé, mais cela n’empêche pas les corvidés ou perroquets d’avoir des capacités cognitives complexes. L’évolution cérébrale est buissonnante, pas un escalier à trois marches[17].
Modèles actuels : le cerveau pensé en réseaux fonctionnels
Face aux limites du localisationnisme simpliste (dont le triunique est un cas extrême), les neurosciences ont opéré un changement de paradigme : du modèle “boîtes-régions” on est passé à un modèle réseaux[7]. Le cerveau humain est organisé en réseaux fonctionnels distribués, définis par la connectivité interne de groupes de régions coopérant pour des fonctions données[7][8]. Ces réseaux, identifiables par des techniques comme l’IRM fonctionnelle en repos, transcendent les anciennes divisions anatomiques : chacun englobe potentiellement des structures « anciennes » et « récentes » interagissant en temps réel. Voici les principaux réseaux reconnus et leurs rôles :
- Réseau du mode par défaut (DMN) : actif au repos mental, impliqué dans la pensée auto-référentielle, la remémoration autobiographique et la projection dans le futur[18]. Il comprend un noyau cortical médian (cortex préfrontal médian, cortex cingulaire postérieur/précuneus) ainsi que l’hippocampe et cortex parahippocampique[19][20]. Le DMN s’active lors de la réflexion interne (imagination, mémoire, projection de soi et des autres) et se désactive lors des tâches extérieures exigeantes[18]. Source : Menon (2023)[18].
- Réseau de contrôle exécutif (frontopariétal) : mobilise les régions frontales dorsolatérales et pariétales postérieures pour maintenir et manipuler l’information en mémoire de travail, planifier et guider l’action selon les objectifs[21]. Ce réseau intervient dans l’adaptation cognitive : il ajuste de manière flexible l’allocation des ressources attentionnelles et peut moduler l’activité d’autres réseaux (p.ex. inhiber le DMN pendant une tâche concentrée)[21]. Source : Marek & Dosenbach (2018)[21].
- Réseau de saillance (salience) : centré sur l’insula antérieure et le cortex cingulaire antérieur, il détecte les stimuli saillants (changements sensoriels, signaux émotionnels ou internes) afin d’orienter l’attention et les comportements appropriés[22][18]. Considéré comme un médiateur, il contribue à basculer entre le DMN (état interne) et le réseau exécutif (état orienté tâche) selon les besoins[22]. Il intègre des entrées du système limbique (amygdale, striatum ventral, hypothalamus) pour générer des réponses coordonnant émotion, cognition et action. Source : Menon et al. (2023)[22].
- Réseau limbique : désigne un ensemble orbitofrontal et temporo-polaire impliqué dans l’évaluation affective et la régulation de la valeur des stimuli (par ex., cortex orbitofrontal pour la récompense, cortex temporal antérieur pour les concepts émotionnels)[23]. Ce réseau est moins bien défini et présente une variabilité individuelle importante. Des études récentes suggèrent qu’il pourrait en fait constituer une sous-composante du DMN, plutôt qu’un réseau totalement indépendant[24]. Son statut exact demeure débattu. Source : Girn et al. (2024)[24].
- Réseau sensorimoteur : englobe les aires motrices et somatosensorielles primaires (gyrus pré- et post-central) et structures associées. Il est activé pendant l’exécution de mouvements volontaires et le traitement des retours sensoriels du corps[25]. Ce réseau prend en charge la préparation, la coordination motrice et l’intégration somesthésique, en lien avec le cervelet et le thalamus. Il est hautement fonctionnel en état éveillé actif, et voit son intégration à longue distance diminuer lors du sommeil profond ou des états de repos inactifs[25]. Source : Dang‐Vu et al. (2021)[25].
- Réseau visuel : regroupant les aires occipitales (V1, V2…) et les régions visuelles associatives (temporales inférieures, pariétales dorsales), il assure le traitement de l’information visuelle depuis la détection des contrastes élémentaires jusqu’à la perception de formes complexes. Ce réseau opère de concert avec les réseaux attentionnels pour orienter le regard et filtrer les stimuli visuels pertinents. Il est relativement modulaire, organisé en sous-réseaux (par ex. un sous-réseau visuel central vs. périphérique) et sa connectivité fonctionnelle est surtout locale, modulée par l’attention visuelle[26]. Source : Yeo et al. (2011)[26].
Tableau : Régions, réseaux et intégration fonctionnelle
Ce tableau synthétise quelques grandes régions cérébrales et réseaux fonctionnels humains, avec leurs fonctions principales, leurs interactions au sein du cerveau, et les limites ou nuances quant à leur rôle (notamment pour éviter les sur-interprétations localisationnistes). Les références [n] renvoient aux sources appuyant chaque point.
Région / Réseau | Fonction principale | Interactions clés | Limites / Nuances | Sources |
Tronc cérébral (mésencéphale, pont, bulbe) | Fonctions vitales automatiques (respiration, éveil, réflexes)[15]. | Connecté au thalamus et à la moelle ; module l’éveil cortical via la formation réticulée[16]. | Pas un « cerveau reptilien autonome » : interagit constamment avec les étages supérieurs (ex: stress active tronc + amygdale + cortex)[10]. | Boraud et al. (2018)[15][10] |
Ganglions de la base (striatum, pallidum) | Sélection et automatisation des actions ; apprentissage procédural (habitudes)[16]. | Boucles avec cortex moteur/préfrontal et thalamus ; intègrent dopamine (récompense) pour moduler les comportements. | Longtemps vus comme « cerveau reptilien » immuable, ils ont en réalité évolué (ex: striatum spécialisé chez mammifères) et participent à des fonctions cognitives (motivation, décision)[16][14]. | Boraud et al. (2018)[16][14] |
Hippocampe (formation hippocampique) | Mémoire épisodique et spatiale ; encodage des souvenirs contextuels[27]. | En réseau avec cortex entorhinal, cingulaire post. (DMN) pour la remémoration ; connecte aussi l’amygdale (mémoire émotionnelle). | Pas uniquement « émotionnel » bien qu’inclus dans le limbique historique : surtout un rôle cognitif (mémoire déclarative)[27]. Terminaison sensible au stress prolongé (corticostéroïdes) ce qui influence mémoire et émotions. | Steffen et al. (2022)[27] |
Amygdale (complexe amygdalien) | Traitement de la saillance émotionnelle des stimuli (peur, menace, récompense)[28][29]. | Connectée à l’hippocampe (renforce les souvenirs émotionnels), au cortex préfrontal et à l’insula (réseau de saillance) pour orchestrer réactions de stress. | Pas un “centre des instincts” isolé : fonctionne au sein de circuits distribués ; aucune voie neuronale unique ne génère la peur sans le cortex et l’hippocampe[30]. Son hyperactivité isolée ne suffit pas à produire une émotion sans contexte cognitif. | Steffen et al. (2022)[31];Seeley (2019)[29] |
Cortex préfrontal dorsolatéral (CPFDL) | Fonctions exécutives : planification, mémoire de travail, inhibition des réponses inadaptées[21]. | En réseau frontopariétal avec cortex pariétal post. ; influence descendante sur les aires motrices et limbiques (régulation cognitive des émotions via projections vers amygdale). | Grande variabilité interindividuelle dans son organisation fonctionnelle[32] ; pas de “siège de la volonté” isolé : il opère conjointement avec d’autres régions (cingulaire, noyaux sous-corticaux) pour le contrôle cognitif[21]. | Marek & Dosenbach (2018)[21] |
Cortex cingulaire antérieur (CCA) | Interface cognition-émotion : détection des conflits, des erreurs, motivation, modulation de la douleur[5]. | Hub du réseau de saillance : connecté à l’insula, à l’amygdale, au striatum et aux cortex préfrontal et moteur pour adapter comportement et attention selon l’état interne. | Multifonctionnel : autrefois étiqueté “centre de l’erreur”, on sait qu’il participe aussi à la composante affective de la douleur et à la régulation viscérale[5]. Son rôle exact dépend du contexte (cognitif vs. émotionnel). | Shackman et al. (2011)[5];Steffen et al. (2022)[5] |
Réseau mode par défaut (DMN) | Pensée introspective : ruminations mentales, rappel de souvenirs, projection dans le futur, théorie de l’esprit[18]. | Largement cortical (médial) + hippocampes ; antagoniste de l’activation des réseaux orientés tâche (quand l’un s’active, l’autre tend à se désactiver)[18]. Interagit avec le réseau limbique (valence émotionnelle des pensées) et l’hippocampe (mémoire). | Hétérogène : composé de sous-réseaux fonctionnels (p.ex. un volet mnésique limbique vs. un volet médial pariéto-préfrontal) interconnectés[24]. Son activité n’implique pas uniquement de “rêvasser” – il contribue aussi à certaines tâches internes (p.ex. maintenir un but en tête) selon le contexte[33]. | Menon (2023)[18];Girn et al. (2024)[24] |
Réseau frontopariétal (contrôle exécutif) | Contrôle cognitif : maintien de l’attention sur un but, flexibilité mentale, prise de décision délibérée[21]. | Connecté au réseau de saillance (pour engager/désengager selon pertinence) et aux aires sensorielles (pour moduler la perception en fonction des attentes). Travaille en antagonisme contrôlé avec le DMN pendant les tâches attentionnelles[18][22]. | Pas un module unique de “commande centrale” : il se fractionne en composantes (dorsolatérale vs. orbitofrontale) aux rôles spécifiques. Son organisation varie entre individus[34] et il est affecté dans de nombreuses pathologies (schizophrénie, TDAH…) – signe de son rôle transversal dans la cognition[35]. | Marek & Dosenbach (2018)[21][36] |
Réseau de saillance (SN : insula & CCA) | Alerte et orientation : détecte les changements saillants (stimulus nouveau, douleur, déséquilibre interne) et initie le basculement des modes cérébraux[22]. | Fortement interconnecté avec systèmes sensoriels (détection), système limbique (réaction affective rapide) et réseau exécutif/DMN (pour engager la réponse appropriée et ajuster l’attention)[22]. Par ex., une alerte interne (douleur) supprime momentanément le DMN et recrute le frontopariétal via le SN. | Fonctions polyvalentes : son rôle exact reste débattu après >10 ans de recherche[37]. Impliqué dans des tâches variées (cognition sociale, douleur, interoception), il pourrait opérer comme système d’arbitrage général plutôt que dédié à un contenu spécifique. Certains sous-composants du SN (insula postérieure) se chevauchent avec d’autres réseaux attentifs, brouillant les frontières nets. | Seeley (2019)[37][38];Menon et al. (2023)[22] |
Réseau “limbique” (orbitofrontal & temporal ant.) | Évaluation émotionnelle et contextualisation : codage de la valeur des récompenses/punitions, associations affectives aux stimuli sociaux. | Connexions étroites avec l’hippocampe (mémoire contextuelle des valeurs) et l’amygdale (réaction émotionnelle) ; interface avec le cortex préfrontal médian (intégration affective dans le DMN)[24]. | Sa délimitation fluctue selon les études : certaines analyses en font un réseau distinct, d’autres montrent que ces régions orbitofrontales/temporales appartiennent plutôt au DMN étendu[24]. D’ailleurs, ces zones présentent une connectivité anatomique avec le DMN chez l’humain et l’animal. Le concept même de “réseau limbique” est donc en réévaluation. | Girn et al. (2024)[24] |
Réseau sensorimoteur (SMN) | Exécution motrice et intégration sensorielle du corps : planification et réalisation des mouvements volontaires, retour somesthésique (toucher, proprioception)[39]. | Regroupe les cortex moteur primaire (aire M1) et somatosensoriel (S1) bilatéraux, en lien avec le cervelet et le thalamus (boucles motrices) pour affiner l’ajustement des mouvements. Interagit avec le réseau frontopariétal pour l’attention motrice et avec le SN en cas de signal corporel saillant (douleur). | Relativement spécifique aux tâches motrices et de sensation corporelle : peu impliqué dans les fonctions cognitives abstraites. Son activité de base persiste au repos (tonus postural) mais la connectivité à longue distance du SMN diminue lors du sommeil NREM, reflétant un découplage transitoire entre ce réseau et les réseaux associatifs pendant le sommeil[25]. | Science Focus (2024)[39];Dang‐Vu et al. (2021)[25] |
Réseau visuel (occipital) | Traitement visuel : analyse de l’information visuelle du bas niveau (contrastes, mouvements) jusqu’au haut niveau (formes, visages, lecture) dans les aires occipitales et temporales ventrales[40]. | Interagit avec le réseau attentionnel dorsal (lobule pariétal sup. et frontal oculomoteur) qui guide l’orientation du regard et l’attention visuelle. Connecté aussi au pulvinar thalamique et colliculus supérieur pour intégrer réflexes visuels et attention. | Organisation interne en sous-réseaux spécialisés (p.ex. réseau visuel central vs. périphérique)[41]. L’activité du réseau visuel est fortement modulée par l’attention : il se désactive partiellement si l’attention se porte ailleurs, ce qui montre que même un réseau sensoriel “primaire” n’opère pas isolément du contexte cognitif. | Yeo et al. (2011)[26][41] |
NB : Le tableau illustre la tendance actuelle à penser le cerveau en termes de réseaux distribués plutôt que de centres fixes. Chaque région prend part à différents réseaux selon les comportements ; inversement, chaque réseau recrute de multiples régions dans diverses combinaisons, d’où la difficulté de tracer des frontières nettes. Les limites mentionnées rappellent que les fonctions ne sont jamais exclusives à un seul site ou réseau (principe de plurifonctionnalité), et qu’aucun réseau n’agit de façon isolée (principe d’intégration fonctionnelle)[7][8]. Ces nuances évitent de retomber dans une vision figée du cerveau (du type “une fonction = un endroit”), écueil qu’avait renforcé la métaphore triunique.
Points de controverse et perspectives ouvertes
Bien que le paradigme des réseaux cérébraux soit aujourd’hui dominant, plusieurs questions restent débattues :
- Standardisation de la nomenclature : Différents auteurs ont employé des noms variés pour des réseaux similaires (ex. « réseau de contrôle exécutif » = « réseau frontopariétal » = « central executive network »). Un effort de consensus est en cours (groupe WHATNET, 2020) pour harmoniser le nombre et les appellations des grands réseaux[42]. Des divergences subsistent sur (1) la délimitation de certains réseaux (p.ex. faut-il distinguer un réseau « limbique » séparé ?)[24], (2) la hiérarchie et l’emboîtement éventuel de sous-réseaux (certains réseaux en englobent-ils d’autres ?)[43], (3) la variabilité individuelle de l’organisation en réseaux (les schémas moyens masquent des différences personnelles notables)[44]. Ce dernier point questionne l’universalité de tout “atlas” fixe des réseaux.
- Intégration des structures sous-corticales : Les modèles de réseaux ont d’abord émergé de données IRM fonctionnelle, focalisées sur le cortex. Comment inclure pleinement les structures sous-corticales (ex. thalamus, noyaux gris, cervelet) dans le schéma des réseaux ? Il est reconnu que ces structures sont parties prenantes (par ex., l’amygdale dans le réseau de saillance, le thalamus dans le relais sensorimoteur), mais leur attribution à tel ou tel réseau reste floue[45]. Des travaux récents en connectomique multimodale cherchent à mieux cartographier ces inclusions, sachant qu’une même structure sous-corticale peut contribuer à plusieurs réseaux selon le contexte.
- Dynamiques et fluctuations des réseaux : Loin d’être des entités statiques, les réseaux fluctuent en activité et en connectivité au gré de l’état du sujet (veille, sommeil, tâche)[46][25]. On parle de connectivité fonctionnelle dynamique : les frontières entre réseaux peuvent transitoirement changer (on a observé par exemple des “mélanges” temporaires de réseaux lors d’états spontanés ou pathologiques). Modéliser ces dynamiques reste un défi. Des approches en analyse du signal (fenêtrage temporel glissant, analyses de graphe dynamiques) et en apprentissage machine tentent de capturer les états transitoires du connectome. C’est un domaine en pleine exploration, crucial pour comprendre des phénomènes comme les vagabondages de pensée, les ondes cérébrales lentes du sommeil, ou l’impact de drogues psychédéliques sur la désintégration/réintégration des réseaux.
- Lien multi-échelles : Une grande question ouverte est comment relier l’échelle microcircuitaire (neurones et synapses individuels) à l’échelle macroscopique des réseaux observés en neuroimagerie. Autrement dit, quels mécanismes neuronaux précis sous-tendent l’émergence de chaque réseau fonctionnel ? Des efforts combinant optogénétique et IRM chez l’animal commencent à apporter des réponses – par ex., la stimulation ciblée de l’insula chez le rat a pu causalement moduler le réseau de saillance et supprimer l’activité du DMN[47][48], confirmant la directionnalité postulée entre ces réseaux. Cependant, de façon générale, le fossé entre la complexité des réseaux de neurones (avec leurs boucles locales, inhibition/excitation…) et la vision globalisée des réseaux en IRMf n’est pas totalement comblé[49]. Intégrer des données multimodales (électrophysiologie, tracés anatomiques, IRM de diffusion) est une piste pour mieux comprendre comment les propriétés structurelles (connexions anatomiques) déterminent les motifs fonctionnels des réseaux[45].
- Évolution des réseaux : Si la théorie triunique est caduque, la question demeure : comment les réseaux cérébraux humains actuels se sont-ils construits au fil de l’évolution ? Les neurosciences évolutionnaires investiguent comment des circuits présents chez des ancêtres communs ont pu se recombiner en nouveaux réseaux. On sait que certaines configurations sont conservées (p. ex. un équivalent du DMN a été identifié chez le singe et même le rat[17]), tandis que d’autres semblent propres aux mammifères (p. ex. le réseau frontopariétal, lié au cortex associatif fortement développé). La convergence évolutive est également discutée : chez les oiseaux, qui n’ont pas de néocortex stratifié, on observe toutefois des regroupements fonctionnels analogues à un réseau de contrôle cognitif et à un “DMN aviaire”. Ceci suggère que l’organisation en réseaux répond à des contraintes fonctionnelles universelles, indépendamment de la structure cérébrale précise ; l’évolution aurait optimisé des solutions de traitement de l’information similaires dans des architectures différentes. Élucider ces correspondances chez divers vertébrés est un chantier en cours, à la croisée de la neuroanatomie comparée, de la génomique du développement et de la paléoneurologie.
- Persistance des neuromythes : Enfin, un enjeu connexe est de défaire la persistance de modèles simplistes (tel le “cerveau triunique” ou le concept de “cerveau reptilien”) dans le grand public et même certaines disciplines psy. Malgré les démentis apportés par la recherche, ces idées restent tenaces dans les manuels non mis à jour ou les médias[2]. Des neuroscientifiques soulignent l’importance de diffuser les concepts de réseaux et l’interdépendance cérébrale pour éviter que les schémas désuets n’influencent négativement, par exemple, les pratiques pédagogiques ou thérapeutiques. L’éducation aux sciences du cerveau doit intégrer les découvertes récentes pour remplacer les métaphores datées par des explications plus justes – sans tomber dans de nouveaux excès de simplification.
TL;DR 🎓 (bilan 2025)
La théorie du cerveau triunique de MacLean – qui imaginait le cerveau humain comme la superposition évolutive d’un cerveau reptilien, limbique puis néocortical – est aujourd’hui considérée comme obsolète. Les découvertes de ces dernières décennies montrent que le cerveau ne fonctionne pas en trois blocs indépendants (instinct, émotion, raison), mais via des réseaux interconnectés englobant de multiples régions. Par exemple, la cognition “froide” et l’émotion se révèlent intimement intriquées dans des circuits communs, plutôt que localisées dans des “cerveaux” séparés[1][5]. De même, l’évolution n’a pas simplement ajouté un “cerveau humain” sur un “cerveau reptile” immuable : elle a remodelé en profondeur les structures anciennes. Le modèle triunique, s’il a eu une valeur historique, est remplacé par une vision en grands réseaux fonctionnels (mode par défaut, contrôle exécutif, saillance, sensorimoteur, etc.), chacun distribué à travers différentes zones cérébrales[7][8]. Ces réseaux coopèrent et entrent en compétition de façon flexible pour produire nos comportements. En 2025, le consensus neuroscientifique plaide pour une approche intégrative et dynamique du cerveau, loin des découpages figés hérités du passé – tout en reconnaissant qu’il reste des défis (standardisation des réseaux, lien micro–macro, etc.) à relever pour affiner ce modèle en réseaux[42][49].
Références scientifiques
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